mercredi 7 mai 2008

Extrait du livre Errance de Depardon

Clint l'avait placé dans son coffre quelques jours avant son départ :


L'errance a été une aventure unique. Un grand bonheur, une grande liberté, quelque chose que je n'avais jamais connu auparavant, même si je m'étais trouvé dans des situations analogues. J'ai beaucoup voyagé, j'ai traversé des pays que je ne connaissais pas. J'aurai sans doute envie de retourner dans certains d'entre eux, un peu comme l'assassin qui revient sur les lieux du crime. J'aurais peut-être dû parfois ne pas avoir de réservation de retour. Je l'ai fait plusieurs fois, j'aurais dû davantage encore me dire: «Je reste une semaine de plus.» Quelquefois je me demande pourquoi je suis parti à gauche, alors que j'aurais peut-être dû partir à droite...
L'errance a généré chez moi une nouvelle photo. On cherche toujours comment exister, comment regarder les autres, comment porter un re- gard sur les gens. Le fait de m'être imposé cette contrainte, ce plaisir et cette joie de l'errance, m'a obligé à faire une photo qui correspondait à la vision que j'en avais.




L'aventure de l'errance m'a permis de vivre dans le présent, d'être assez bien dans le présent. J'ai un problème avec le présent. Je pense beaucoup au passé, je suis obsédé par le passé, par des amours mal partagées, des regrets, des échecs, des plaisirs et des joies qui me reviennent tout au long de mes voyages. Et en même temps, je fantasme, je me projette dans le futur. La photo m'aide, et le cinéma aussi, à être complètement dans le présent. Il y a plusieurs manières d'être dans le présent. Voyager, aimer une femme, partager des choses très fortes, cela oblige à vivre dans le présent.
L'errance n'est pourtant pas liée au sentiment d'être, de rester quelque part, mais elle réside au contraire dans la quête de quelque chose. Cette errance, c'est d'avancer. Mais en avançant, je génère un passé. J'ai toujours un peu de regret. Je m'étonne parfois de n'être jamais satisfait.

J'ai eu la chance de parcourir le monde, d'aller où je voulais, sans aucune contrainte - sinon les règles du jeu que je m'étais données -, de faire les photos que j'avais envie de faire, de me remettre toujours en question, d'indiquer ma position pour bien dire qui je suis, d'avancer dans ma photographie, d'avancer dans mon expression, de me libérer d'un certain nombre de choses, par rapport à mon parcours, à la traversée que j'ai faite, depuis le journalisme et la photographie de reportage jusqu'à aujourd'hui où j'arrive vraiment à être le plus près possible de moi-même, sans rien perdre de la force que j'avais peut-être dans les premiers moments. Parce qu'il ne suffit pas de faire des plans, de prendre un billet d'avion, il ne suffit pas d'emporter un appareil photo, de décider qu'on fait des photos en hauteur ou en largeur, de choisir une pellicule noir et blanc... Il faut vraiment ressentir une nécessité pour faire ces photos. Avais-je cette nécessité? Avais-je la nécessité de faire ces photos, de m'éloigner des individus, de photographier ainsi sans frontières, de mélanger tout cela, de continuer cette quête du lieu acceptable?


Si je suis passé par des moments de colère, de découragement, de joie, d'incroyable enthousiasme, j'ai aussi connu des moments ordinaires, sans performances, portant mon regard sur les choses d'une manière la plus naturelle possible, la plus banale, la plus quotidienne possible. C'est cela que je voulais en fait. L'anti-moment exceptionnel.

C'est un peu ça l'idée de l'errance: qu'il n'y ait plus de moments privilégiés, d'instants décisifs, d'instants exceptionnels, mais plutôt une quotidienneté.

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